METHODOLOGIE

La méthode de photographie répétée a été utilisée épisodiquement, en France et en Europe, à diverses périodes et pour des objectifs variés de suivi des paysages ruraux ou urbains. Aux Etats-Unis, des programmes de répétition photographique ont été entrepris dans les années 1970-80, essentiellement dans les états de l'Ouest, sur les traces des premières expéditions photographiques des années 1860-70 (voir Bibliography of repeat photography for evaluating landscape change, 1984). Les différents chercheurs, géographes, géologues, phyto-écologues, etc., qui se sont consacrés à ce travail ont détaillé et actualisé la méthode technique de la répétition, c'est à dire avant tout la recherche de la prise de vue dans les conditions les plus proches possibles par rapport à l'image initiale, reprenant les principes déjà exposés par les forestiers français au siècle précédent. La méthode est donc basée sur la redécouverte du site exact de la prise de vue, qui sera dès lors marqué sur le sol ; le cliché doit être pris à la même saison pour obtenir la même inclinaison solaire et le même développement de la végétation ; l'azimuth doit être parfaitement retrouvé, le matériel photographique utilisé doit se rapprocher au maximum du matériel originel (angulaire, longueur de focale, format du film, etc.).

Ces bases techniques sont évidentes, car il est important de minimiser les déformations entre les deux séries d'images, provoquées soit par les contrastes saisonniers ou horaires, soit par les différences de cadrage (celles-ci importantes surtout pour la vision et l'étude des premiers plans).

L'application de ces principes soulève cependant un certain nombre de commentaires et de critiques, au niveau technique comme méthodologique :

1) - Critiques d'ordre technique

Entre la théorie et les possibilités d'action sur le terrain, il y a souvent une grande marge. Retrouver exactement un point de vue, et le marquer au sol, est une chose certainement plus facile dans une ville ou dans les grands bassins semi-arides de l'Ouest américain que dans une montagne humide comme les Pyrénées, soumise de plus à un enfrichement accéléré. Par principe le paysage évolue, et il peut évoluer très vite dans les campagnes et surtout dans les régions à végétation dynamique.

Disons-le tout de suite, dans les Pyrénées, à l'expérience, 70 à 80% des points de vue originels des photographies du XIXème siècle et du début du XXème sont désormais masqués par la végétation. Ce qui ne signifie pas que tout point de vue a disparu et n'empêche pas d'en retrouver d'en retrouver un assez proche en se déplaçant de quelques dizaines de mètres, ou bien en montant sur un arbre… Le principe du déplacement a été adopté chaque fois que c'était possible, quand il n'induisait pas une déformation perspective trop importante pour l'interprétation des arrière-plans. Il n'a pas semblé utile de photographier des haies d'arbres pour le plaisir de montrer le processus de fermeture des points de vision dans les zones enfrichées. Sur cette question, il existe des méthodes d'évaluation statistique et de cartographie qui sont beaucoup plus significatives et démonstratives que la simple évaluation photographique (cf Brossard, Joly, Pierret, 1993).

Par ailleurs, c'est une erreur de s'en tenir strictement au point de vue initial, et aléatoire, de la photographie ancienne, sans nuancer sa localisation ; l'apparition d'un groupe d'arbres, d'une haie, d'un panneau ou d'un bâtiment masquant le point de vue originel n'est pas en soi significative de l'évolution du paysage global ni de sa vision, qui ne disparaît pas en tant que telle et que l'on peut retrouver non loin de là. La perception du paysage n'est pas liée à un seul point de vue et l'observateur, par principe, se déplace: : il n'est pas extérieur mais dans le paysage. Dans une montagne comme les Pyrénées, le phénomène de la vision panoramique est constant et il est facile de trouver des points de vue. Il suffit donc, chaque fois que l'on s'est déplacé, de mentionner l'amplitude du décalage et de décrire le site d'origine.

La fidélité au point de vue reste cependant nécessaire lorque les premiers plans ou les phénomènes de perspective sont importants : dans les villes ou villages, ou bien dans les zones de montagne pastorale, par exemple. Mais cette fidélité ne doit pas représenter un but en soi, sorte d'exploit technique qui réduirait le principe de la photographie répétée précisément à une simple opération technique de prise de vue, et le paysage à ce qui est photographié depuis un point fixe.

La fidélité aux conditions saisonnières est un principe sûrement beaucoup plus intéressant, car c'est la phénologie qui induit les plus forts contrastes dans les paysages ruraux. Mais qu'il n'est pas toujours aisé non plus de s'y conformer dans les Pyrénées, pour des raisons à la fois pratiques et climatiques. Le problème est simple : il est difficile de faire plus d'une trentaine de photographies répétées par jour ; or on a d'un coté une sélection de plusieurs milliers de clichés anciens (près de 1 500 pour la seule Ariège), réalisés sur des dizaines d'années par de nombreux photographes ayant choisi en général les meilleures conditions météorologiques estivales pour réaliser leur cliché. D'un autre coté, le climat habituel sur la chaîne pyrénéenne est humide pendant toute la belle saison, rendant les périodes de beau temps propices, sans nuages ou atmosphère voilée, fort brèves. En fait, les meilleurs moments pour la photographie sur le versant nord des Pyrénées se situent pendant les deux mois de septembre et d'octobre, quand s'installent les grandes périodes de beau temps anticyclonique. Mais, à cette saison, on a évidemment de fortes distorsions au niveau de l'inclinaison solaire, qui commence à être basse et à engendrer des ombres importantes, ainsi qu'au niveau de l'aspect de la végétation, qui est beaucoup plus contrastée et colorée. Par rapport à ces difficultés de prise de vue, le principe a été de répéter les clichés quand on le pouvait, même si les conditions n'étaient pas identiques, quitte à recommencer par la suite jusqu'à ce que la concordance saisonnière soit obtenue, l'essentiel étant d'accumuler une information qui reste interprétable (point le plus important).

Le décalage phénologique n'est d'ailleurs pas forcément négatif. Dans les zones forestières et pastorales, l'accentuation des contrastes en automne permet une meilleure lisibilité des ensembles actuels et peut donc faciliter l'interprétation des évolutions passées. Par contre, les problèmes d'ombre portée peuvent être très gênants dans les zones urbaines, rocheuses, sur les versants nord, etc.

Quoiqu'il en soit, les différents états phénologiques du paysage apportent des informations complémentaires très intéressantes et j'ai pris aujourd'hui pour principe de répétér si possible les mêmes clichés à toutes les saisons. On a ainsi des séries annuelles, qui permettent d'approcher subjectivement la variabilité des paysages, mais aussi de faire apparaître des phénomènes intéressants dans les structures physionomiques.

2) - Critiques d'ordre méthodologique

La prise de vue de paysage et son utilisation à des fins de recherche ou de pédagogie ne peuvent pas se limiter à une simple opération technique, mécanique ; l'utilisation de la photographie pour la représentation et l'analyse des paysages appelle une réflexion sur le fond.

Rappel du contexte historique.

Pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, on a considéré que la photographie était une représentation exacte du réél. Le développement extraordinaire de la photographie scientifique au XIXème siècle en a été la conséquence immédiate, liée au scientisme et à l'idéologie naturaliste de l'époque. La stéréoscopie, par exemple, fut un perfectionnement technique logique et qui paraissait alors voué à un grand avenir.

La photographie, expression de la culture technicienne, a donc trouvé un usage immédiat, par exemple dans les opérations de Restauration des Terrains en Montagne, qui se voulaient une rationalisation d'un espace déréglé. La photographie était ici une mise en scène de la montagne, un élément de sa description rationnelle et de son appropriation scientifique. La fidélité documentaire de la photographie lui a tout de suite donné un rôle pédagogique important.

Dans le même sens, la photographie a été immédiatement utilisée dans un esprit d'exploration, en particulier parmi les géographes : il fallait conserver la mémoire d'un monde en progrès permanent, éliminant les héritages du passé. C'était l'objectif de Jean Brunhes lorsqu'il dirigeait les missions des "Archives de la planète" pour le compte d'Albert Kahn, entre 1912 et 1930. Pour lui (en 1913), il s'agissait "d'établir un dossier de l'humanité prise en pleine vie, à l'heure critique d'une de ses "mues" économique, géographique et historique les plus complètes qu'on ait jamais pu constater". La photographie était conçue comme l'instrument d'une mémoire documentaire du réel.

Il n'y a guère de différences, ici, avec les principes qui ont guidé la mise en place des observations photographiques du paysage un peu partout dans le monde, car cette conception de la photographie a toujours imprégné son utilisation jusqu'à nos jours : l'image est là pour prouver, matérialiser. Nous sommes toujours, en particulier les géographes, les héritiers de cette vision positiviste de la photographie, et nous vivons toujours dans une période de "mue" rapide et complète de la planète… Il n'en a été guère différemment dans les siècles précédents, mais depuis un siècle nous y sommes plus sensibles car la photographie est bien là pour nous en persuader, ce qui n'était pas le cas autrefois.

Le paysage photographié : du paysage documentaire au paysage historicisé

D'une façon générale, on peut considérer qu'il y a une véritable fascination photographique pour le paysage dans notre siècle, qui a profondément marqué la culture contemporaine. La pratique photographique documentaire, de reportage et de paysage a imposé une certaine vision du monde, a imbibé nos comportements : le point de vue touristique est automatiquement photographié, souvent même avant d'être regardé. Avant de se servir de l'outil photographique pour l'étude des paysages, un peu de recul et de critique s'imposent d'autant plus.

L'idée de la photographie "miroir du réél" est encore largement répandue, en dépit des travaux et réflexions contemporains. En ce qui concerne le paysage tel que nous le vivons, le voyons et essayons de l'analyser, on doit insister sur le fait que l'image photographique est réductrice, inapte à l'exactitude :

La photographie, document très élaboré mais de caractère arbitraire, a enfermé notre façon de voir le paysage dans une conception conventionnelle de l'espace, basée sur les principes de la perspective et sur la primauté du point de vue. Avec la photographie, ce n'est plus l'ensemble paysager qui prime, avec toutes ses composantes physiques culturelles et sensibles, mais le point de vue cadré sur le paysage . Non seulement on fait l'impasse sur des aspects essentiels de la perception et de la représentation des paysages, mais, en plus, la nature vue par la caméra est fort différente de celle vue par l'oeil humain. Il faut donc remettre la photographie à sa place, celle d'un outil, et dépasser cette vision statique et extérieure.

Le caractère le plus intéressant de la photographie dans le domaine de l'étude des paysages, sa valeur originale, est autre chose : c'est sa relation tout à fait spécifique avec le temps.

Le cliché "instantané" rend compte "d'instants du paysage" (ou des êtres), il matérialise une connexion physique directe avec un instant du passé (cf Barthes : "ça a été"). La valeur de la photographie est double à ce niveau : en premier lieu, le paysage photographié nous concerne fortement car il meurt, disparaît ou a déjà disparu. C'est en quelque sorte à l'intensité humaine et sociale de la représentation optique que l'on peut mesurer la valeur du document : ce paysage que nous voyons est le même que celui que voyaient les paysans, naturalistes ou touristes du XIXème siècle… Il est d'ailleurs très intéressant de remettre ses pas dans ceux du géographe ou du naturaliste qui a pris la photo un siècle plus tôt, et d'essayer de retrouver la logique de l'auteur du cliché : pourquoi à cet endroit, qu'essayait-on de montrer, de mettre en valeur? Il s'agit ici d'une valeur sociale et subjective, dans un domaine où la perception et la représentation sont essentielles.

Par ailleurs, les multiples clichés nos offrent un éparpillement "d'instants paysagers" dont la succession peut servir de support à la création d'une durée passée ; c'est sa valeur analytique. Pour transformer les instants photographiés du paysage en durée, il est nécessaire de procéder d'une façon "archéologique" et de multiplier les strates, les instants, les mises en relation ; le document photographique ancien doit être également étudié et critiqué comme n'importe quelle source historique. La multiplication des images crée des niveaux d'information, de représentation, qui doivent être connectés aux autres sources disponibles : historiques, cartographiques, phyto-écologiques, ethnographiques ou sociales, etc. La comparaison doit se faire avec le présent, et avec des documents présents les plus complets possibles (relevés, enquête, images multiples, etc.).

L'analyse est donc basée sur le principe de la méthode régressive : à partir d'un état présent bien connu, on remonte dans le passé par étape successives en fonction des données disponibles. Une analyse inverse est également à la base de la méthode régressive : la recherche et l'analyse, dans l'état présent, des éléments ou vestiges hérités du passé.

Une méthode basée sur l'interprétation et non la comparaison

Ce qui vient d'être énoncé induit une méthode de photographie répétée qui n'est rien d'autre que de la photo-interprétation, tout à fait similaire à celle qui est utilisée pour les photographies aériennes.…

Dans le domaine de la comparaison de photographies obliques, au sol, comme pour les images verticales de dates différentes, il ne s'agit pas de comparer mécaniquement deux documents, mais de les interpréter. Deux photographies aériennes prises à quarante ans d'intervalles n'ont, par principe, ni la même échelle, ni la même altitude ou même angle de prise de vue, ni le même moment phénologique, ni les mêmes caractéristiques d'émulsion, etc. Les deux documents n'en restent pas moins parfaitement interprétables et connectables entre eux avec un minimum d'expérience, et peuvent être complétés par d'autres sources ou des approches de terrain.

C'est cette démarche, sur le modèle régressif, qui doit guider la réalisation et l'interprétation des photographies répétées, et qui permet de dépasser les différences de cadrage, localisation, de caractéristiques techniques (films N&B ou couleurs, focales…), etc.

Ces réflexions débouchent sur les principes méthodologiques suivants :

Cette méthodologie reste évidemment basée sur les disponibilités des sources d'archives photographiques : le cliché initial localise l'observation ultérieure et l'analyse régressive. Mais, répétons-le, il est important de se libérer du carcan du point de vue et pour cela il faut disposer du maximum d'images sur les mêmes sites, prises en différents points. C'est ce qui a été essayé dans ce travail, et ce qui explique l'accumulation de clichés présentés pour certains sites, avec des points de vue assez proches.

Dans l'idéal, il faut donc, avant de commencer à travailler à la répétition, procédér à une collecte large des images sur les secteurs choisis pour l'observation et l'analyse. Evidemment, on ne disposera jamais de toutes les photographies intéressantes sur un site avant de commencer : certaines sont trouvées alors que le travail de terrain est déjà fait. On a pris le parti d'utiliser dans le rapport ce genre d'images trouvées a posteriori, lorsque elles restaient suffisamment proches pour être interprétables.

Toutefois, les clichés du balayage panoramique n'ont pas été exposés quand ils étaient réalisés, pour des raisons évidentes de place car ces documents n'ont d'intérêt que dans une étude complète, monographique par exemple.